18 février 2012

Les quatre devoirs de l'homme moderne



« Que demande-t-on à l’homme ici et maintenant ? Essentiellement quatre choses : d’abord et avant tout bien faire son travail, soigneusement, ponctuellement. Puis, en dehors de cela, ne s’occuper de rien dans la collectivité, ne rien prendre en charge, ne pas mélanger les « torchons avec les serviettes », laisser à chacun sa compétence : que le politicien dirige, que l’administration exécute, que les Eglises dispensent la tranquillité, que les médecins et les hôpitaux soignent malades et vieillards… Chacun dans sa sphère : « Jouez, jouez, nous nous occupons du reste. » la troisième demande qui concerne cet homme, c’est de bien consommer. Il gagnera bien, il faut qu’il consomme tout, c’est un devoir absolu, c’est même son seul devoir impératif. S’il ne consomme pas davantage, le rythme va se ralentir, l’argent ne pas circuler, le travail ne pas être suffisant. Enfin, dernière demande : suivre exactement l’opinion qui est diffusée par les médias, adopter les thèmes de réflexion et d’informations qui sont proposés et ne pas chercher ailleurs et plus loin. Les informations sont largement suffisantes (et aussi en désignant périodiquement un bouc émissaire, elles permettent aux foules de se défouler sur un affreux ennemi — ni trop proche ni trop puissant — qui permet d’exprimer notre colère et de manifester notre indépendance d’esprit). Voilà les quatre devoirs de l’homme moderne.

Sans doute, il y a quelques obstacles gênants, il y a les chômeurs, il y a les travailleurs immigrés, il y a la famine du tiers-monde, il y a le terrorisme. Mais on peut être assuré que d’une part tous les points noirs à portée de notre main seront bientôt effacés, d’autre part ceux que l’on ne peut atteindre sont fondus dans un brouillard confus et qui laissent apparaître des formes tragiques et lointaines. En somme, les quatre impératifs du grand dessein, déjà très largement accomplis, se ramènent à faire l’impossible pour que l’homme ne voie, par lui-même, ni sa propre vie ni la réalité du monde dans lequel il se trouve. Au milieu de l’exaltation de ce monde communicationnel et informationnel, le grand choix qui est effectué est le choix de l’ignorance (tel est le grand dessein). »

Jacques Ellul, « Le bluff technologique », 1988.