« Finalement, quelle sorte de vertu le travail est-il ? Une vertu d’esclave. Mais comment a-t-il pu devenir à l’époque moderne – imperceptiblement – une idéologie, une éthique et, osons le dire : un dieu ? Que signifie d’ailleurs ce mot : travail ? L’action, l’activité ne constituent pas un travail, même si elles vont de pair avec celui-ci. Autrefois, dans l’Antiquité, les artistes ne « travaillaient » pas, au sens où on le dit, par exemple, de Dickens ou de Zola, etc. Le travail comme conquête, comme dynamique, comme façon de vivre, voire comme idée de la vie – comme antinomie de la vie contemplative. Le travail qui ne voit qu’inutilité et parasitisme dans la contemplation, dans les jeux de forme supérieurs de la vie, dans tout ce qui est aristocratique. Est-ce une révolution ou une folie ? (…) Quoiqu’il en soit, le fait est que, de nos jours, le travail écrase et justifie tout (Auschwitz et la Sibérie, pour citer des exemples extrêmes) : le travail est le seul dieu agissant que l’humanité adore, ouvertement ou non, mais unanimement, comme un nouveau Moloch. Il imprègne toute sa vie morale ; la morale du travail a repoussé à l’arrière-plan toutes les autres morales – y compris l’éthique du travail elle-même –, elle est totalement an und für sich, en soi et pour soi. Mais l’automatisme né du travail ne tarde pas à offrir à la société une masse qui reste sans activité – et donc sans dieu : afin de poursuivre une vie religieuse, elle s’engage dans la destruction méthodique, qui est aussi un travail, en fin de compte, pour peu qu’on lui trouve une morale. La baisse de niveau de l’humanité a commencé avec la victoire du dieu-travail et sa transformation en morale universelle (…). »
Imre Kertész, « Journal de galère », Actes Sud, 2010.
Imre Kertész, « Journal de galère », Actes Sud, 2010.