« Que voulons-nous dire, lorsque nous employons le terme de « civilisation occidentale », dans laquelle nous vivons depuis le XVIIe siècle ? A mon avis, nous parlons d’une forme de monde créé sur l’idée de la sortie de l’ère du passéisme. La primauté du passé a été rompue ; l’humanité occidentale a inventé une forme de vie inouïe fondée par l’anticipation de l’avenir. Cela signifie que nous vivons dans un monde qui se « futurise » de plus en plus. Je crois donc que le sens profond de notre « être-dans-le-monde » réside dans le futurisme, qu’il est le trait fondamental de notre façon d’exister.
La primauté de l’avenir date de l’époque où l’Occident a inventé ce nouvel art de faire des promesses, à partir de la Renaissance, au moment où le crédit est entré dans la vie des Européens. Pendant l’Antiquité et le Moyen-Age, le crédit ne jouait presque aucun rôle parce qu’il était entre les mains des usuriers, condamnés par l’Eglise. Tandis que le crédit moderne, lui, ouvre un avenir. Pour la première fois, les promesses de remboursements peuvent être remplies ou tenues. La crise de civilisation réside en ceci : nous sommes entrés dans une époque où la capacité du crédit d’ouvrir un avenir tenable est de plus en plus bloquée, parce qu’aujourd’hui on prend des crédits pour rembourser d’autres crédits.
Autrement dit, le « créditisme » est entré dans une crise finale. On a accumulé tant de dettes que la promesse de remboursement sur laquelle repose le sérieux de notre construction du monde ne peut pas être tenue. Demandez à un Américain comment il envisage le remboursement des dettes accumulées par le gouvernement fédéral. Sa réponse sera sûrement : « personne ne le sait », et je crois que ce non-savoir est le noyau dur de notre crise.
Personne sur cette Terre ne sait comment rembourser la dette collective. L’avenir de notre civilisation se heurte à un mur de dettes. »
Peter Sloterdjik
Extrait d'un dialogue avec Slavoj Zizek sur la crise d'avenir de l'Occident,
débat entre deux philosophes européens, animé et publié par Le Monde du 28.05.2011